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Le cabaret des humiliés

« Il est insupportable de constater que la liberté de penser s’arrête là où commence le droit du travail ! »
Laurence Parisot
assemblée générale du MEDEF
18 janvier 2005

Le Cabaret des humiliés est une réaction aux nombreuses réformes sociales et politiques que la France subissait dans le tournant néo-libéral du début du siècle, au début du règne brutal de Nicolas Sarkozy. C’est une tentative pour reprendre la parole – avec nos moyens que sont les mots, la scène, le son. Parce qu’à force de ne pas avoir « lu les textes », de ne pas avoir « compris les propositions », de ne pas avoir « intégré l’ampleur de la situation » ou d’avoir « manqué de pédagogie », j’ai eu envie que la scène permette une réappropriation collective et joyeuse de ces discours mortifères.

création par le collectif Traversant 3
mise en scène Simon Grangeat
(c) Céline Derbekian
création par le collectif Traversant 3
mise en scène Simon Grangeat
(c) Céline Derbekian
création par le collectif Traversant 3
mise en scène Simon Grangeat
(c) Céline Derbekian

extrait

Le Professeur d’économie. – Arrête avec tes Chinois, bordel ! Nicole, je t’ai parlé des Chinois ? C’est les Chinois qui ont gagné ton élection, Nicole ? Je t’ai posé une question sur les Chinois ?
Nicole. – Je croyais que…
Le Professeur d’économie. – Et bien non. Ce que les faits montrent, et très clairement d’ailleurs, c’est que plus il y a de démocratie, moins il y a de croissance. Pourquoi ?
Nicole. – Je ne sais pas.
Le Professeur d’économie. – C’est pourtant simple : en démocratie, c’est la majorité qui décide. Et qu’est-ce qu’elle veut la majorité ?
Nicole. – Elle veut piquer l’argent des riches pour le donner à ceux qui n’en ont pas.
Le Professeur d’économie. – C’est ça. Tu vois, elle ne laisse pas faire la nature du Marché, la démocratie. Elle intervient, elle taxe, elle impose, elle répartit, et le Marché, ça lui donne des boutons, la redistribution. Tu comprends, Nicole ? Ce que disent les faits ?
Nicole. – Je crois.
Le Professeur d’économie. – Alors, tu fais quoi ?
Nicole. – J’enlève la démocratie, comme ça, après, la croissance, elle arrive !
Le Professeur d’économie. – Nicole, tu ne supprimes pas la démocratie ! Tu veux foutre le pays à la rue ? C’est vous qui avez élu un machin pareil ? Tu carbures à quoi, Nicole ?
Nicole. – Il ne faut pas être méchant avec moi…
Le Professeur d’économie. – Réfléchis un peu, aussi. Tu fais quoi une fois que tu as supprimé la démocratie ?
Nicole. – Une dictature ?
Le Professeur d’économie. – Pas bête. Je reconnais. Pas bête, mais faux. Parce que tu vois, ma conne, tu vois, dans une dictature, l’avantage, c’est que l’opinion, tu t’en fous, donc la redistribution : pareil. Le problème, c’est que les dictateurs ont la sale manie de garder tout le pognon pour leur gueule. Et ça, le Marché, il n’aime pas non plus, tu saisis ?
Nicole. – Alors je décide quoi ?
Le Professeur d’économie. – Et bien, tu cherches le milieu, Nicole, le milieu. Comme ici, ce n’est pas possible de faire une dictature un peu molle, tu fais une démocratie bien serrée. Tu contrôles tout le monde. Et là : dix pour cent de croissance ! Alors après, Nicole, les Chinois, tu les emmerdes, compris ? Tu les emmerdes tes Chinois.

l’écriture

L’humilié, c’est l’individu rendu inférieur, méprisable, par des paroles ou par des actes qui abaissent sa dignité. Sa seule présence révèle les paradoxes de nos démocraties contemporaines – les écarts insoutenables entre l’égalité prônée, le pouvoir prétendument donné à chacun et le quotidien nivelé perçu jour après jour. Chaque séquence travaille cette relation mouvante de prise de pouvoir, cet instant où un individu se voit nié par le jeu des redéfinitions du territoire de la légitimité.
Le Cabaret des humiliés s’attache à la brutalité qui infiltre tous les niveaux des rapports sociaux. Brutalité primaire qui fait recourir à la sécurité comme réponse sensée résoudre d’un coup de baguette magique n’importe quel problème. Brutalité plus sourde qui se trahit dans les propos de nos dominants. Brutalité perverse qui fait tordre les mots, les vide de leurs sens, phagocyte toutes les alternatives, les engloutie et les régurgite l’instant d’après, travesties en forces conservatrices.
Le sujet est grave, mais j’ai écrit un cabaret. Se juxtaposent des chants, des scènes pour comédiens, ou bien pour marionnettes. Cette diversité permet de pousser les situations à l’extrême. Elle est aussi un moyen de détourner les objets, transformant par exemple les concepts les plus pointus de l’économie néo-libérale en chansonnettes. Ce jeu est pour moi le garant de « l’efficacité scénique » et politique du cabaret. Parce que le rire permet au moins de se sentir debout, dressé face au monde.

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